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François Jarraud - - Les
enseignants entre ombre et
lumièreClaudine Blanchard-Laville a été
longtemps professeur de mathématiques.
Aujourd'hui elle enseigne les sciences
de l'éducation à l'Université Paris X
Nanterre et publie un nouvel ouvrage :
"Les enseignants entre plaisir et
souffrance" (1). Bien loin d'être
l'oeuvre froide d'un universitaire, ce
livre touche par sa sincérité, sa
lisibilité et son caractère très
personnel. C'est l'histoire d'une
chercheuse qui mêle le récit de ses
découvertes au chemin de sa vie. Ainsi
les premières pages évoquent ses
souvenirs d'écolière où, sous la dictée
de l'institutrice, sa mère, la future
mathématicienne écrivait "Les filles
sont plus craintives en calcul parce
qu'elles réussissent moins bien que les
garçons". C'est peut-être le dépassement
de cet interdit qui a mené Claudine
Blanchard-Laville à définir son projet :
étudier les conduites des enseignants,
essayer de les comprendre, apercevoir le
continent caché du psychisme inconscient.
A travers l'étude de plusieurs situations
pédagogiques, elle montre le jeu des
inhibitions et des passions et, très
progressivement, nous amène à des
constructions théoriques. A coup sûr ce
livre est de ceux qui peuvent rendre
service aux enseignants. C'est un grand
livre.
La qualité rare de ce livre, sa
délicatesse et sa force nous ont donné
envie de rencontrer Claudine
Blanchard-Laville et de l'interroger sur
son ouvrage.
FJ : Le titre de votre livre évoque "le
plaisir et la souffrance", en allusion à
deux figures d'enseignants de votre
enfance. D'emblée vous nous mettez
devant une définition assez
sado-masochiste de l'acte éducatif.
Est-ce vraiment ainsi que vous le voyez
?
CBL : D'entrée de jeu, je vous remercie
pour vos questions ; à mes yeux, elles
sont un peu provocantes par rapport au
travail que j'ai souhaité rendre public
avec cet ouvrage ; mais, du même coup,
elles me permettent de réfléchir à la
manière dont ce travail risque d'être
perçu et donc, de tenter d'élaborer avec
vous les malentendus les plus flagrants
qui pourraient survenir lors de sa
lecture.
L'acte éducatif est complexe : c'est ce
que je tente de montrer. L'enseignant
peut passer d'un état de plaisir à un
état de souffrance, sans qu'une
explication rationnelle lui vienne à
l'esprit. Ce livre peut aider les
enseignants à y voir un peu plus clair
en introduisant la dimension psychique
présente chez lui, chez chaque élève et
dans le groupe-classe. Travailler cette
dimension est une manière d'entrer dans
la complexité de l'acte d'enseignement
et de révéler différentes facettes de
cet acte.
Vous dites dans votre question : " ce
qui rappelle deux figures d'enseignants
de votre enfance ", je dirais plutôt :
ce qui rappelle deux figures
d'enseignants de mon adolescence, celle
que j'appelle dans le livre Mademoiselle
M., professeur de mathématiques du lycée
de filles, lors de mes quinze ans et des
débuts de mon orientation, et Monsieur
K., professeur de mathématiques
supérieures, qui m'a effectivement fait
vivre quelques moments difficiles au
cours de l'année où j'ai séjourné dans
sa classe. Plaisir de l'élève que j'ai
été avec mademoiselle M. et souffrance
de celle que je suis devenue dans la
classe de Monsieur K.
Que, de là on puisse remonter aux deux
figures d'enseignants que mes parents
ont été pour moi aussi, comme je
l'évoque dans le livre, à l'époque de
l'école de campagne de mon enfance, oui,
peut-être, sans que l'équation puisse
être stricte sur ce point. En revanche,
je veux suggérer avant tout qu'en chacun
de nous, enseignant/e, il y a peut-être
une part de chacune de ces figures. Une
part d'ombre et une part de lumière.
Selon les moments. Et ce qui m'importe
aujourd'hui, comme chercheur, c'est de
comprendre en quoi la situation
d'enseignement ravive cela en chaque
enseignant, de manière
quasi-structurale, au-delà de nos
profils de personnalité respectifs.
Comment comprendre que notre part
sadique puisse être excitée par la
situation elle-même et réciproquement
aussi, dans certains cas, que notre part
masochiste puisse se révéler ? Comment se
fait-il que cette situation particulière
de l'acte d'enseignement qui place les
partenaires dans des positions
spécifiques mette en jeu une excitation
mutuelle du sado-masochisme entre
enseignants et élèves ?
FJ : Votre livre fait le lien entre
didactique et psychanalyse. Cependant
celle-là semble soumise au "transfert
didactique" et à l'inconscient qui
s'exerce dans la classe. Pourtant les
pratiques pédagogiques semblent
codifiées et relèvent de l'expérience
raisonnée. Alors quelle place a
l'inconscient ?
CBL : Nous avons beau préparer d'une
façon précise et détaillée une séance
d'enseignement, on est toujours frappé
par ce qui se passe réellement en
situation et qui n'était pas prévu.
C'est là que s'introduit la dimension
inconsciente qui ne peut être ni
codifiée, ni cernée par avance. Loin de
moi l'idée de penser que nous ne sommes
pas aussi des êtres de raison ; je suis
bien convaincue que nous tentons de
toutes nos forces d'agir
professionnellement selon des pratiques
pensées, réfléchies, délibérées,
raisonnées. Simplement, le point de vue
que j'adopte dans mes recherches et donc
dans ce livre, qui n'est qu'un point de
vue parmi d'autres, celui qui admet le
postulat de l'inconscient freudien ne
nous laissant pas " maître dans notre
propre maison ", donne à voir des
éléments que d'autres points de vue ne
permettent pas de déchiffrer. Ainsi, je
suis amenée à penser que les enseignants
ne laissent pas leur psychisme
inconscient à la porte de la classe, ni
les enseignés non plus.
Pour aller un peu plus loin, je dirais
que si l'on accorde quelque pertinence à
ce point de vue, nous sommes conduits à
nous rendre compte que notre appareil
psychique professionnel nous fait
prendre des décisions sous l'emprise de
plusieurs instances en conflit ; des
instances que je tente de décrire dans
l'ouvrage et qui construisent notre
appareil psychique professionnel ; elles
amène notre moi professionnel à prendre
des décisions de compromis. Donc des
décisions qui ne sont pas seulement sous
l'emprise de la raison, mais quelquefois
sous l'emprise de nos pulsions. Même si,
dans l'instant de la situation, nous
sommes opaques à nos propres yeux,
certains dispositifs de travail arrivent
à nous donner quelques lumières sur la
manière dont nous traitons nos conflits
internes en situation professionnelle ;
ce qui peut nous apprendre à transformer
quelque peu nos pratiques ; c'est dans ce
sens que j'accompagne les enseignants qui
travaillent dans les groupes que j'anime.
FJ : Le plaisir d'enseigner est-il
forcément malsain ou pervers ?
CBL : Heureusement non ; un enseignant
qui laisse traverser son plaisir de
présenter tel ou tel savoir a sans doute
plus de chance d'être apprécié qu'un
enseignant qui s'ennuie en déclinant son
cours. Le plaisir d'enseigner existe bel
et bien et n'est pas forcément pervers.
Je crois d'ailleurs que si je propose la
notion de " séduction narcissique " à un
moment donné dans l'analyse de mes
observations, c'est bien pour dire que
notre plaisir d'enseigner n'est pas plus
malsain que le plaisir d'une mère avec
son enfant. Simplement, nous ne pouvons
pas ne pas voir que dans cet espace
d'intimité de l'enseignement, il peut
exister des abus, des abus narcissiques,
si ce plaisir de la séduction narcissique
n'est pas bien tempéré, ou des abus
sexuels, lorsque la séduction sexuelle
prend le pas dans cet espace. Je pense
qu'il est de notre devoir de chercheur
de comprendre comment ces mécanismes, le
plus souvent bien tempérés, il faut le
dire, peuvent parfois devenir
problématiques ou, en tout cas, comment
la situation peut les faire émerger.
Encore une fois, ce ne sont pas les
supposées pathologies de certaines
personnalités d'enseignants qui
m'intéressent mais de chercher à
comprendre comment la situation
spécifique de l'espace d'enseignement
peut appeler à certaines dérives et
pourquoi.
FJ : Dans le livre vous parlez du
"malentendu" entre profs et élèves ?
Mais qu'est ce qui s'échange entre eux ?
Est ce forcément du "malentendu" ?
CBL : Heureusement non, mais je mets
l'accent sur le malentendu dans cette
situation où il s'agirait d'être plutôt
dans le " bien entendu ", ou l'on
rêverait facilement en tout cas d'être
dans le bien entendu. " Je le leur ai
dit ", pense l'enseignant, donc " ils
l'ont entendu et peut-être compris ".
Nous savons bien qu'il n'en est rien. Le
malentendu est inhérent à la
communication humaine ; sauf que lorsque
l'enjeu est la transmission didactique,
c'est un peu paradoxal. Et puis je
montre dans le livre que le malentendu
est, au niveau psychique, souvent un
malentendu sur les raisons que nous nous
donnons pour nous relier au savoir que
nous enseignons, un malentendu aussi sur
le type de relations que nous pensons
nouer dans la classe. Je crois que le
récit du travail avec le professeur que
j'appelle Jean-Christophe dans l'ouvrage
est suffisamment parlant à ce niveau-là.
FJ : Y a t il un remède à ce combat "à
la vie à la mort" (p 151) que serait la
relation éducative ?
CBL : " Remède ", non parce que pour moi
il n'y a pas de " malade ", mais des
situations professionnelles qui mettent
en scène ni plus ni moins le drame
existentiel, celui du lien à l'autre et
du lien à l'objet, liens qui se
construisent dans le plaisir et la
souffrance, dans le plaisir gagné sur la
souffrance.
Ce combat, fantasmes contre fantasmes,
est présent dans toute relation. Il est
particulièrement vivace dans une
relation pédagogique où tout un pan de
la personne de l'enseignant et des
personnes des élèves n'est pas connu et
où s'engouffrent de nombreuses
constructions imaginaires. On trouve des
fantasmes meurtriers chez les élèves
aussi bien que chez les enseignants. On
peut se laisser porter par ses fantasmes
ou tenter d'analyser ce qu'ils
représentent pour chacun de nous, on
peut alors espérer peut-être les
transformer.
FJ : Que peut apporter un suivi
psychanalytique des enseignants ? Cela
résout-il les situations très dégradées
que l'on rencontre dans les "points
chauds" du système scolaire ?
CBL : Je ne parle pas de " suivi
psychanalytique " des enseignants mais
d'accompagnement clinique dans des
groupes de travail. Ce qui est très
différent. Dans les groupes que j'anime,
l'entrée de travail est exclusivement une
entrée professionnelle, les situations
apportées pour être travaillées par les
participants sont toujours issues de
leurs pratiques professionnelles. Le
dispositif n'est pas celui de la cure
psychanalytique ni du groupe
thérapeutique. Néanmoins il s'agit d'un
travail d'élaboration psychique de
chacun à propos de son fonctionnement en
situation professionnelle.
Bien sûr, cette approche ne peut tout
résoudre, en particulier elle ne fournit
pas de solutions-miracles dans l'urgence
de situations extrêmes ; cependant, par
le dégagement que ce type de travail
procure, on peut penser que le rapport
des enseignants à ces situations
extrêmement difficiles et douloureuses
peut se modifier, en donnant davantage
d'ouverture, et de possibilités de
circulation de la parole dans les
espaces collectifs.
FJ : Pensez vous qu'un accompagnement
psychanalytique devrait être introduit
dans la formation des enseignants ? N'y
aurait-il pas le risque d'une
manipulation des profs et des élèves ?
CBL : Oui, je crois qu'il faut
introduire ce type de travail en
formation, nonobstant le terme de "
psychanalytique ", que je n'utilise pas.
Pour moi, il ne s'agit pas d'un
accompagnement psychanalytique, même si
les théories psychanalytiques ont
inspiré la posture de l'animatrice que
je suis devenue, sa forme d'écoute et de
compréhension des situations. J'ai
toujours soutenu et même aidé à mettre
en place en formation initiale et
continue des groupes d'analyse de la
pratique. À propos de la formation, on
peut consulter le livre que j'ai
coordonné avec Suzanne Nadot, " Malaise
dans la formation des enseignants ", qui
présente les résultats d'une recherche de
longue durée à propos d'une cohorte de
formés dans deux IUFM qui nous ont
soutenus pour ce travail. J'ai la
conviction que l'on peut proposer en
formation initiale aux futurs
enseignants un travail d'analyse de leur
pratique tel que je le conçois. Pour plus
de précisions, je renverrai à la série
d'ouvrages sur cette question de
l'analyse des pratiques que j'ai
coordonnés avec Dominique Fablet.
En début de carrière, un accompagnement
du style de celui que je propose peut
permettre aux enseignants de discerner
ce qui risque de venir d'eux-mêmes, ce
qui est déclenché par les phénomènes de
groupe, ou encore ce qui provient des
contradictions institutionnelles. Tout
cela va dans le sens inverse d'une
manipulation, puisque ce travail donne
aux enseignants des outils d'analyse qui
les engagent vers une plus grande liberté
dans leur action professionnelle.
FJ : Dans le livre vous citez de
nombreux exemples qui tous renvoient à
des cours traditionnels, de type frontal
(le prof face aux élèves). Mais de plus
en plus les enseignants se fixent comme
objectif de laisser construire par les
élèves leurs connaissances. Cela
remet-il en question votre analyse ?
CBL : Je ne suis pas sans savoir que
dans un pourcentage assez restreint de
cas, la situation d'enseignement n'est
pas de type frontal ; cependant, nous
savons que malgré les efforts des
innovateurs, didacticiens, et de
certains praticiens, cette situation
reste la plus répandue. D'autre part, il
faut distinguer la situation
topographique de la situation didactique
de dévolution des questions-problèmes aux
élèves. Nous avons pu remarquer que les
situations aboutissent souvent à du
frontal " déguisé ". Enfin, bien sûr,
les recherches se poursuivront pour
nuancer mes propositions, mais je reste
convaincue que le professeur continuera
de devoir assumer dans différents
dispositifs une place d'où il parle,
d'où il met en scène son propre rapport
au savoir et d'où il lui faut se relier
aux élèves. Autrement dit, les éléments
que nous avons décryptés seront à
affiner et à nuancer mais ne sont pas
pour moi remis en cause profondément par
la diversité des dispositifs pédagogiques
et didactiques qui restent à inventer.
FJ : Internet ouvre un nouvel espace
dans la classe, beaucoup plus difficile
à contrôler par l'enseignant. Que pensez
vous des tentatives de contrôle étroit
d'internet dans les établissements. Dans
quelle mesure cette "fenêtre" peut-elle
être libératrice pour les élèves,
perturbatrice du "malentendu" ?
CBL : Pour le moment, je n'ai pas
d'éléments directs pour répondre à votre
question, je peux juste proposer les
résultats de la thèse que vient de
soutenir l'un de mes étudiants, Jean-Luc
Rinaudo sur le rapport à l'informatique
des enseignants, travail conduit dans
une perspective clinique, et qui montre
bien la difficulté des enseignants et
leur diversité quant à la manière de se
positionner vis-à-vis de ces nouveaux
outils. Encore une fois, j'ai la
conviction que le travail de dégagement
que je propose peut permettre justement
à des enseignants de pouvoir adopter
d'autres dispositifs pédagogiques
incluant de nouveaux outils avec moins
d'appréhension. Le travail présenté dans
mon livre contribue à analyser l'écart
entre les pratiques enseignantes
déclarées et les pratiques effectivement
mises en œuvre et a pour objectif
d'aboutir à une certaine réduction de
cet écart pour une moindre souffrance
des enseignants.
Propos recueillis par François Jarraud
(1) Claudine Blanchard-Laville, Les
enseignants entre plaisir et souffrance,
PUF, Collection Education et Formation,
Paris, 2001, 282 p.