-
François Jarraud - - "Le profil
d'enseignant efficace n'est pas assez
valorisé en France" - Entretien avec
Denis MeuretFJ- L'efficacité de l'Ecole
occupe une place centrale dans le "débat
national" lancé par le gouvernement. Mais
comment peut-on mesurer l'efficacité d'un
système éducatif ?
DM- On peut distinguer l'efficacité
externe d'un système éducatif de son
efficacité interne. La première
intéresse plutôt les économistes et les
sociologues, mais aussi les citoyens. Il
s'agît de répondre à des questions comme
"Quand le niveau d'éducation d'un pays
augmente, la cohésion sociale
augmente-t-elle, la délinquance
diminue-t-elle, la croissance économique
est-elle plus vive, etc.?" ou encore
comme " Que gagne - il y a bien sûr des
gains de plusieurs sortes - un individu
à une année supplémentaire d'éducation
?". La réponse à ces questions dépend en
grande partie de la pertinence sociale
d'une part des compétences transmises et
de l'autre, de la durée des scolarités,
c'est-à-dire du degré d'ouverture du
système. Mon sentiment à ce sujet est
que le système français manifeste une
assez grande capacité d'évolution, qu'il
s'agisse des contenus enseignés ou de la
durée des scolarités.
La seconde se conçoit comme un rapport
entre la façon dont le système éducatif
a transformé les connaissances, les
compétences ou les attitudes des élèves
et la quantité de service éducatif
consommé par ces élèves. Il s'agît en
bref de savoir si le système éducatif a
atteint les objectifs immédiats que lui
a fixé la Nation. Par exemple, on
s'interrogera sur l'effet de dix ans de
scolarité sur les compétences en
mathématiques. Il ne s'agit pas
seulement, donc, de mesurer les
compétences ou les attitudes mais de se
prononcer sur leur origine.
Or, les caractéristiques sociales de la
population d'un pays peuvent faire qu'il
est plus ou moins facile d'y faire
apprendre les élèves. Pour cette raison,
par exemple, le rapport PISA
(l'évaluation des élèves de 15 ans menée
dans 32 pays sous l'égide de l'OCDE en
2000) donne, à côté du score réel de
chaque pays, celui qu'il aurait si la
proportion d'élèves pauvres, étrangers,
etc. y était la proportion
internationale, de même que les
indicateurs de performance des lycées du
Ministère donnent les taux de réussite au
bac réel et " attendu " compte tenu de sa
population. Se posent aussi, pour décider
de l'origine des compétences, des
problèmes conceptuels plus difficiles à
résoudre : si, par exemple, les jeunes
japonais sont plus attentifs en classe
que les jeunes américains, faut-il le
mettre au crédit de leur éducation
familiale, de leur " culture " ou du
fonctionnement de leur système éducatif
?
FJ- Des collègues mettent en doute les
études internationales et refusent même
l'idée d'évaluation de l'efficacité.
Est-ce raisonnable ?
DM- Je sais que beaucoup d'enseignants
disent que les effets de l'éducation
sont trop divers, incertains, dépendant
des circonstances, etc. pour qu'on
puisse prétendre les mesurer. Cependant,
il me paraît incohérent d'accepter l'idée
que l'on peut réduire les effets de
l'éducation aux compétences
disciplinaires transmises et que l'on
sait mesurer ces compétences lorsqu'il
s'agît de décider de l'orientation des
élèves et de refuser cette même idée
lorsqu'il s'agît d'évaluer, à travers
les compétences de ses élèves, un
système éducatif. Si, par exemple, les
compétences mesurées en fin d'année sont
récusées au motif qu'elles ne présagent
pas d'éventuels effets indirects ou
retardés de l'enseignement reçu, alors
il est injuste d'évaluer chaque élève en
ne tenant compte que des compétences
manifestées à la fin de l'année.
Cependant, il faut distinguer deux types
de questions. A la question " Sait-on
mesurer les compétences des élèves d'un
pays ? ", vraiment, on peut répondre : "
oui, de mieux en mieux ", même s'il faut
être conscient de ce qu'aucune mesure
jamais ne sera parfaite et exhaustive.
La réponse " oui " signifie en fait : "
ces mesures, imparfaites, sont cependant
assez bonnes pour que les décisions qu'on
prendra en les connaissant soient
meilleures que celles qu'on prendrait en
les ignorant ". Les compétences en "
compréhension de l'écrit " mesurées par
PISA, par exemple, reposent sur un
modèle théorique validé par tous les
Etats et qui utilise les développements
récents de la didactique ; elles
prennent en compte plusieurs types
d'écrits pour mesurer plusieurs types de
compétences, réclament des élèves la
construction écrite de réponses alors
que les évaluations d'il y a dix ans
reposaient essentiellement sur des QCM,
etc. Je sais que les évaluations
internationales sont suspectées par
certains d'être biaisées culturellement
(quand ce n'est pas d'être la pointe
avancée d'un complot de l'impérialisme
américain, ce qui, pour le coup, est
ridicule). Ma réponse est que
l'accusation de biais culturel est
elle-même biaisée culturellement : par
tradition culturelle, nous Français
avons envie de ne pouvoir nous comparer
à personne, de sorte que nous avons
tendance à exagérer l'importance de ces
biais, qui existent sans doute mais dont
bien des indices indiquent qu'ils sont
faibles : par exemple, le classement de
la France en compréhension de l'écrit à
PISA change seulement de deux places
selon que l'on mesure la performance des
pays avec l'ensemble des items (14eme sur
32) ou avec ceux que la France estime
convenir le mieux pour évaluer ses
élèves (12éme). En vérité, le meilleur
rang de la France (11ème) est obtenu
lorsqu'on classe les pays avec les items
privilégiés par la Grèce et, horresco
referens, par la Nouvelle Zélande, pays
anglo-saxon et libéral s'il en est... Le
second type recouvre des questions comme
: "Sait-on ce que ces compétences
doivent à l'efficacité propre du système
éducatif ? " et "Pourquoi tel système
éducatif est-il plus efficace qu'un
autre ? " Les réponses ici sont moins
sûres, mais pas impossibles à approcher.
FJ- Peut-on dire de l'école française
qu'elle est particulièrement inefficace
?
DM- Sûrement pas, et pour deux raisons.
D'abord, les compétences mesurées à 15
ans par PISA nous situent dans la
moyenne des pays développés et non "dans
le bas du tableau ". Ensuite, notre
classement porte évidemment sur les
compétences mesurées par ces épreuves,
de sorte que la position seulement
moyenne qui est la notre peut venir de
ce que, de fait, le type d'enseignement
distribué en France poursuit des
objectifs légèrement différents. Je
trouve pour ma part pertinents les
contenus testés par PISA, et , si je
puis dire, le Ministère aussi puisqu'il
a validé ces épreuves. De ce fait, j'ai
tendance à considérer par exemple comme
une mauvaise nouvelle que les
compétences à l'échelle " réfléchir sur
les textes " soient particulièrement
basses, mais on peut ne pas partager cet
avis.
Ce qui me semble clair est que la
condescendance à l'égard des systèmes
anglo-saxons, sans parler des systèmes
scandinaves ou asiatiques, n'est plus de
mise, si elle l'a jamais été. Dire que
notre système est " encore un des
meilleurs du monde " est erroné.
Pourtant, bien des observateurs
étrangers qui comparent le niveau des
cours en France et dans leur pays sont
frappés d'un plus grand niveau
d'exigence dans notre pays, et en
déduisent que notre système est plus
efficace. Une explication de cet écart
est sans doute que le niveau du
programme ou du cours professé n'est pas
la même chose que le niveau d'exigence
quant à la qualité du travail fourni et
que le niveau des compétences maîtrisées
par les élèves.
Pour moi, le principal message de PISA
est que nous sommes un pays comme les
autres, qui doit se mettre à réfléchir
sur les orientations et l'efficacité de
son enseignement, sans angoisse
particulière puisque, encore une fois,
nous ne sommes pas dans la situation de
l'Allemagne par exemple. Je ne trouve
pas que ce soit une si mauvaise nouvelle
que cela. D'autant que PISA apporte de
meilleures nouvelles en terme d'équité :
L'écart de compétences entre les plus
faibles et les plus forts, le niveau de
nos élèves les plus faibles, par
exemple, nous mettent autour du sixième
rang des pays de l'Union Européenne.
FJ- On est frappé quand on lit l'enquête
PIRLS du mauvais score de l'école
française en lecture. A quoi
l'attribuez-vous ?
DM- Il est exact qu'un des inconvénients
de la polarisation des débats et des
recherches sur le " collège unique ",
sous l'influence de ses détracteurs, a
été de détourner le regard de l'école
primaire, où se situent plus sûrement
les problèmes, PIRLS en témoigne. Il
faut rappeler que, selon cette
évaluation, les élèves du CM1 français
ont des compétences en lecture
inférieures non seulement à celles des
petits suédois, néerlandais, anglais et
canadiens, mais aussi des petits
américains, allemands et italiens, pour
ne considérer que les "grands" pays.
Etant un des chercheurs qui ont succombé
au tropisme du collège, je n'ai pas
d'idées autres que personnelles sur les
raisons de cette situation. Toutefois,
j'observe que les performances des
élèves américains au primaire sont très
bonnes (3ème pays en maths au 4eme grade
en 1995 (TIMSS) ; devant la France en
lecture à PIRLS). Selon des
conversations avec des collègues
américains, si leurs performances au
collège sont moyennes, c'est qu'ils
abaissent le niveau de pression sur les
élèves au moment du collège, quand,
semble-t-il, nous l'y élevons. Je ne
suis pas sûr que leur stratégie soit la
plus mauvaise.
FJ- Dans votre chapitre de l'ouvrage
"Collège unique en question'", vous
montrez des différences importantes
entre établissements. Le système peut-il
être efficace pour tout le monde ?
DM- Oui, puisque les collèges efficaces,
au sens de ce mot dans le texte que vous
évoquez, n'ont pas de ressources ou de
licences particulières. Si certains sont
plus efficaces que d'autres, dans notre
système très centralisé, c'est que
l'exposition à l'apprentissage, le
climat, les relations entre élèves et
enseignants y sont plus favorables. Mais
je rappelle aussi que les études que je
cite dans ce texte montrent que les
écarts d'efficacité entre deux collèges
sont relativement faibles, surtout si
l'on s'intéresse à une moyenne de leur
efficacité sur plusieurs années de
suite, sauf pour une minorité de
collèges très efficaces ou très
inefficaces. Je rappelle aussi que ces
études montrent que les écarts
d'efficacité se creusent sur les élèves
faibles : les collèges efficaces le sont
parce qu'ils réussissent mieux avec les
faibles.
FJ- 4- N'y a t-il pas une part
d'inégalité incompressible ?
DM- Sûrement, mais il faut être
conscient que l'école hérite
d'inégalités d'aptitudes qu'elle
transforme en inégalités de compétences
dont on peut dire, bien que ce soit
difficile à comparer, qu'elles sont bien
plus grandes que les premières. Ces
inégalités, entre les élèves les plus
faibles et les plus forts, entre les
compétences de ceux qui sortent le plus
tôt et le plus tard du système, nous ne
sommes pas habitués à les considérer
comme un problème. Or, elles ne sont
justifiées que si elles servent au bien
commun, selon une optique utilitariste,
ou au bien des plus défavorisés, selon
une optique rawlsienne. Un travail
récent pour comparer l'équité des
systèmes éducatifs européens , auquel
j'ai participé, tend à montrer que les
inégalités éducatives sont davantage au
services des défavorisés en Suède , par
exemple, qu'en France.
FJ- Avant même que le diagnostic sur
l'école soit établi, on voyait poindre
des politiques. Par exemple, le thème de
l'autorité est apparu en premier. Peut-on
dire que le rétablissement de l'autorité
améliore l'efficacité de l'école ?
DM- Les recherches montrent que les
professeurs efficaces sont ceux dans les
cours desquels les élèves sont concentrés
sur la tâche et peu de temps est perdu à
rétablir des conditions propices au
travail, sont exigeants et que leurs
cours sont structurés. Mais ces
professeurs sont également justes,
attachés à la réussite de tous leurs
élèves, ils traitent leurs élèves avec
considération, comme des personnes, ils
acceptent de répondre à leurs questions
et les aident à faire de leur mieux-
tout ceci d'après l'étude d'Aletta
Grisay qui a suivi 8000 élèves dans 100
collèges pendant 4 ans (Grisay, A.,
1997, Evolution des acquis cognitifs et
socio-affectifs au cours des années de
collège, MEN-DEP, Dossiers Education et
Formations, n° 88). Si l'on compare le
système éducatif français avec ceux des
pays scandinaves et anglo-saxons (1) qui
font mieux que la France dans PISA, on
voit que les élèves français disent
moins souvent de leurs professeurs
qu'ils leurs demandent de travailler
beaucoup, qu'ils sont mécontents si eux-
les élèves- remettent un travail mal
fait, qu'ils ont - les élèves- beaucoup
à étudier, mais aussi moins souvent que
leurs professeur s'intéressent à leurs
progrès, leurs donnent l'occasion
d'exprimer leur opinion, les aident
moins dans leur apprentissage et leur
travail, expliquent jusqu'à ce qu'ils
aient compris, se soucient de leur
bien-être, s'entendent bien avec eux,
sont à l'écoute de ce qu'ils ont à
dire,etc. (Meuret, D., 2003, Pourquoi
les jeunes français ont-ils à 15 ans des
compétences inférieures à celles des
jeunes d'autres pays ? revue française
de Pédagogie, n°142). " Moins souvent "
signifie aussi que bien des enseignants
français ont ces attitudes ou ces
pratiques qui semblent désirables. Il
serait erroné d'opposer " les
enseignants français " aux " enseignants
anglais " par exemple. Mon impression est
que ce profil d'enseignant efficace n'est
pas assez valorisé en France, et je
trouverais bien que les résultats de
PISA les aide à avoir davantage
d'assurance et de visibilité.
Alors, je ne sais pas ce qu'il en est du
rétablissement (sic) de l'autorité, mais
le discours sur le rétablissement de
l'autorité, qui est la seule réalité
tangible à laquelle nous sommes
confrontés, ce discours, donc, tout
indique qu'il signifie en réalité ceci :
l'école doit apprendre le respect des
adultes et de l'autorité au moins autant
que transmettre des compétences, les
élèves sont incapables de discerner ce
qui est bon pour eux (tout indique en
réalité le contraire : dans (Grisay,
1997), les déclarations des élèves
permettent bien mieux que celles des
professeurs ou des chefs d'établissement
de prédire l'efficacité de
l'établissement) et doivent donc une
obéissance aveugle aux adultes, ils ne
seront jamais que des sauvages que seule
la science de leurs maîtres peut sauver
de la barbarie (Meuret, 1998, Intérêt,
Justice, Laïcité, in Le Télémaque, n°14,
voir aussi sur le site de l'IREDU). Ce
discours, s'il a un effet, se traduira
par une efficacité moindre.
FJ- Les solutions proposées, comme le
redoublement en CP, les modifications
des conseils de discipline, l'uniforme,
vous semblent-elles apporter une
solution aux maux du système éducatif
français ?
DM- Pour l'uniforme et les conseils de
discipline, je ne crois pas, pour les
raisons générales exposées à la question
précédente. Pour le redoublement au CP,
nous savons très bien que ce n'est pas
le cas par un nombre considérable
d'études (pour une revue de la
littérature, Meuret, D., 2002, Le
redoublement, sur le site de l'IREDU ou
Crahay, 1996, Peut-on lutter contre
l'échec scolaire ?, de Boeck)
Denis Meuret
Université de Bourgogne
Entretien : François Jarraud
(1) Ce qui suit n'est pas vrai pour les
élèves coréens et japonais, qui pourtant
font également mieux que les français.
Ouvrages de Denis Meuret sur Internet :
Article sur la laïcité (IREDU)
http://www.u-bourgogne.fr/IREDU/1998/980
94.pdf
Le redoublement
http://www.snuipp.fr/article1306.html
La justice du système éducatif
http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/lif
e/livres/alpha/M/Meuret_1999_A.html