Édition du 30-09-2004 -
Marie
Fontana-Viala - - "Faire en sorte que
les élèves qui ont une relation
privilégiée aux images se sentent à leur
place à l’école" – Entretien avec Serge
TisseronSerge Tisseron est psychanalyste
et psychiatre pour enfants et
adolescents. Il a étudié le thème des
secrets de famille, mais aussi celui de
l’image et de sa perception chez les
jeunes. Il montre comment, pour ne pas
laisser certaines catégories d’élèves
sur le bord de la route, l’enseignant
doit faire appel à l’image et au corps,
qui peuvent être des préalables
nécessaires au langage.
MFV- En prologue, pouvez-vous nous
parler de l’élève que vous avez été et,
plus précisément, de ce qui, dans votre
parcours, a orienté votre intérêt vers
les questions auxquelles vous vous
consacrez : la pensée des enfants et des
adolescents, les pouvoirs de l’image, la
gestion de la violence... ?
ST- Ce que je vais vous dire ici relève
bien entendu d’une reconstruction : je
suis tenté d’aller chercher dans mon
passé ce qui justifie mes activités
présentes. Il y a surtout deux choses
qui me paraissent avoir traversé ma
scolarité et avoir été très importantes
pour moi. La première, c’est l’angoisse
d’échouer, parce que j’étais issu d’un
milieu très modeste ; mon père attendait
beaucoup de mon frère et moi que nous
fassions des études et j’avais peur de
le décevoir. Le deuxième élément, plus
important peut-être, c’est que j’ai été
plongé très vite dans le bain des images
: j’étais un grand lecteur de BD et nous
avons eu très tôt un poste de télévision
car mon grand-père en vendait. Dès l’âge
de six ans, je restais « scotché »
devant la télévision. On peut dire que
ma vie d’enfant était rythmée par deux
moments importants : celui de la
scolarité avec des travaux à la maison
et celui des images.
Cela me paraît important pour mon
orientation actuelle, puisque j’essaie
de montrer que ce n’est pas une bonne
chose que le monde des images reste
coupé du monde de l’enseignement.
Lorsque j’étais enfant, à l’école
maternelle, on nous donnait des images
pour dix bons points et, en fin d’année,
le meilleur élève était récompensé par un
livre d’images. Autrement dit, les images
n’étaient conçues que pour faire tenir
les élèves tranquilles ou les
récompenser de s’être consacrés à
d’autres tâches pendant l’année.
Il faudrait réintroduire les images dans
le monde de l’enseignement et faire en
sorte que les élèves qui ont une
relation privilégiée aux images se
sentent à leur place à l’école. Beaucoup
d’enfants ne sont à l’aise qu’avec le
texte ou avec l’image ; l’école est
faite pour ceux qui sont à l’aise avec
le texte, mais ceux qui sont à l’aise
avec l’image ont l’impression qu’ils ne
sont pas reconnus et ils deviennent
amers voire agressifs à l’égard de
l’institution scolaire. Je pense que les
tensions actuelles viennent en partie du
fait que ces élèves, qui ont une
relation privilégiée à l’image,
pensaient autrefois qu’ils « n’étaient
pas faits pour les études » alors
qu’aujourd’hui, dans la mesure où leur
activité d’image est reconnue en dehors
de l’institution scolaire (par leurs
copains, par exemple, dans le domaine
des jeux vidéo), ils ne considèrent plus
qu’ils ne sont pas faits pour l’école,
mais plutôt que c’est l’école qui n’est
pas faite pour eux. Ces élèves qui,
traditionnellement, adoptaient une
attitude de déprimés, repliés sur
eux-mêmes, deviennent aujourd’hui
virulents et revendiquent que leur
compétence d’image soit reconnue par
l’école.
MFV- Peut-on dire qu’il y a de bonnes et
de mauvaises images, ou bien tout
dépend-il du sujet qui les perçoit ?
ST- Nous avons tous envie de penser
qu’il y a de bonnes et de mauvaises
images, ne serait-ce parce que,
subjectivement, il y a des images qui
nous font du bien et d’autres qui nous
font du mal. On a tendance à penser que
les premières sont bonnes et les
secondes mauvaises.
Admettons l’idée par ailleurs fausse que
les images qui nous font du mal sont
toujours mauvaises et que celles qui
nous font du bien sont toujours bonnes,
cela ne signifie pas que les images qui
me font du bien feront du bien aux
autres.
Il est intéressant de voir la perception
qu’ont des enfants les adultes
d’aujourd’hui : ils sont conscients du
fait que les enfants ne sont pas des
adultes en miniature, mais qu’ils ont
leur manière personnelle de réagir aux
choses. Mais il faut aller plus loin
encore et réfléchir au fait que, de même
qu’il n’y a pas deux adultes semblables,
il n’y a pas deux enfants semblables :
un enfant peut être gravement malmené
par certaines images alors qu’un autre,
de même âge et niveau social, ne le sera
pas. Pour une culture donnée, il y a
toujours une partie commune dans nos
relations partagées, un Plus Petit
Commun Dénominateur de notre relation
aux images ; mais, en même temps, il y a
toujours une part subjective irréductible
dans notre relation aux images.
Cela a deux conséquences pratiques
importantes. D’abord, il est très
important que les commissions de
classification et logos existent pour
interdire certains programmes
cinématographiques ou télévisés aux plus
jeunes, parce que cela définit une
sensibilité statistique. D’autre part,
ces classements ne résolvent rien de
façon définitive car on ne peut jamais
savoir en tant que parent ou pédagogue
ce qui a malmené un enfant avant d’en
parler avec lui. On peut avoir alors de
grosses surprises en voyant qu’un enfant
a été malmené par une image qui nous
semblait anodine, ou qu’il prend
facilement du recul face à une autre
image qui nous paraissait pouvoir le
malmener. Les parents doivent donc eux
aussi parler des images avec leurs
enfants.
Je reviens à l’idée évoquée tout à
l’heure, qu’une image agréable serait
bonne pour nous, et une image
désagréable serait mauvaise. Cela doit
évidemment être nuancé. On peut de ce
point de vue comparer les images à la
nourriture : il en est des images comme
de certains aliments qui sont agréables
au goût, mais néfastes pour notre santé,
à plus ou moins long terme. Il est
parfois nécessaire, pour les images, de
ne pas suivre le premier mouvement : des
images agréables peuvent abrutir et, a
contrario, des programmes qui peuvent
paraître un peu compliqués au départ
peuvent se révéler passionnants
lorsqu’on fait un peu l’effort de s’y
intéresser. Le plaisir, comme le
déplaisir, sont donc des guides, mais
pas des guides absolus.
MFV- On a l’impression d’avoir toujours
entendu les enseignants diaboliser ou
mépriser la télévision. Deux des
principaux griefs à son encontre sont la
passivité et la désocialisation. Ces
griefs vous paraissent-ils justifiés ?
ST- Il est vrai que, dans les années
1960 notamment, il a été beaucoup
question de la passivité du spectateur
de télévision. De fait, quand on regarde
un spectateur de télévision, ou de cinéma
d’ailleurs, son corps est immobile et il
donne l’image de la passivité physique.
Cependant, de nombreuses études ont
montré que ces personnes sont
psychiquement très actives. Cela
s’explique par le fait que les images
que nous voyons ne peuvent retenir notre
attention que si elles évoquent quelque
chose de personnel. Des études anglaises
ont montré que nous attribuons d’autant
plus d’intérêt à un programme
d’actualité ou de fiction, que nous
pouvons reconnaître des aspects de notre
propre vie, soit vécus pour de vrai, soit
tels que nous craignons ou désirons la
vivre : crainte d’être agressés ou rêve
d’épouser Greg le Millionnaire... Le
spectateur de télévision se trouve donc
en perpétuel travail psychique à travers
lequel il se construit des
représentations personnelles de ce qu’il
voit, au carrefour des images qu’il a
devant lui, de son histoire présente et,
surtout, de ses souvenirs. C’est ce qui
explique que, lorsqu’on discute d’un
programme vu en commun, on s’aperçoit
que chacun a vu son propre programme,
qu’il s’est, en quelque sorte, fait son
film. Cet échange a quelque chose de
déroutant, et on cesse souvent de parler
quand on se rend compte que les autres
ont vu les choses autrement.
Pourtant, c’est là quelque chose de très
riche : c’est l’expérience du fait que
nous n’avons de relation avec les images
qui sont autour de nous qu’à travers nos
images du dedans. Ici, c’est le
psychanalyste qui parle : ce qui importe
dans nos relations aux images, ce sont
les images du dedans.
La recherche la plus importante à mener
aujourd’hui, je crois, n’est pas celle
qui porte sur les images qui sont autour
de nous, ni sur celles qui sont à
l’intérieur de nous, comme l’a fait
Bachelard par exemple, mais c’est
l’étude de l’interaction permanente
entre ces deux sources d’images. Un film
récent aborde ce processus de manière
intéressante : il s’agit de Mystic
River, réalisé par Clint Eastwood. Ce
film montre un homme d’une quarantaine
d’années, qui avait été victime de
sévices sexuels dans son enfance, «
scotché » devant des films de vampire
diffusés à la télévision. Le film est
fait de manière à ce que le spectateur
comprenne que quand l’homme regarde ses
films, il ne voit pas les films de
vampire mais revit les agressions subies
dans son enfance. Il est très intéressant
que cette séquence existe dans un film
d’aujourd’hui ; cela prouve que cette
question des images du dedans est
aujourd’hui cruciale. De fait, la
question de cette interaction entre les
deux sources d’images est devenue
centrale de par l’abondance des images
du dehors, auxquelles on ne peut
échapper.
En ce qui concerne la désocialisation,
elle ne peut venir, autour des images,
que si je suis convaincu que je vois les
images telles qu’elles sont, parce qu’à
ce moment-là, je n’ai pas le désir d’en
parler, d’échanger à leur propos. Si, en
revanche, je suis sensible au fait que je
me fabrique constamment mes propres
images, alors je vais désirer échanger
avec d’autres. Je peux par exemple
penser que j’ai mieux vu le film que les
autres. Or, le cinéma crée cette illusion
que nous voyons tous les mêmes images ;
dans les jeux vidéo, en revanche, chacun
sait que ce n’est pas le cas puisqu’il
les a fabriquées sur-mesure.
Aujourd’hui, les images les plus
socialisantes sont celles des jeux
vidéo. L’enquête « les jeunes et les
écrans », menée en Europe jusqu’en 1999,
a montré que les jeunes qui jouent aux
jeux vidéo ont, paradoxalement, une
meilleure socialisation que les autres.
Les parents n’ont pas cette impression
parce que l’enfant est souvent seul
quand il joue : mais ce moment n’est que
la partie visible de l’iceberg et
l’enfant passe beaucoup de temps à
parler de ce qu’il réussit ou pas à
faire dans ce cadre.
MFV- Si l’on se place du point de vue de
l’enseignant, quelles sont les pistes à
privilégier pour développer cette
conscience des images que vous évoquez ?
ST- Dans une enquête que j’ai menée pour
les Ministères de la Culture, de
l’Education Nationale et de la Famille,
de 1997 à 2000, à propos des images
violentes, j’ai montré que tous les
jeunes confrontés à des images qui les
malmènent, parce qu’elles sont
objectivement violentes ou pour des
raisons personnelles, vont essayer de
résoudre leur malaise en se construisant
des représentations personnelles de ce
qu’ils ont vu, de manière à pouvoir
maîtriser ces représentations et les
intégrer dans leur monde intérieur. J’ai
montré que les jeunes utilisent trois
moyens complémentaires. Ils utilisent
d’abord le langage : face à des images
violentes, les enfants ont très envie de
parler, alors que des images
non-violentes les laissent muets. Il y a
aussi la réalisation d’images, notamment,
chez les petits, le dessin, comme on l’a
vu après le 11 septembre 2001, mais
c’est valable aussi pour de plus grands
qui ont envie de faire de la photo ou
des montages numériques. Certains
jeunes, qui ont une relation privilégiée
aux images, ne peuvent assimiler les
images qui les entourent qu’en
fabriquant leurs propres images. C’est
donc très important de créer, dans le
cadre de l’Education Nationale, des
espaces de création d’images, de dessin,
de photographie et de petits films que
l’on peut maintenant monter très
rapidement sur ordinateur. Je pense que
certains jeunes gagneraient à voir
reconnues leurs compétences dans ce
domaine. Enfin, une troisième catégorie
d’enfants ont besoin de passer par le
jeu corporel. Dans les années 1960,
quand il y avait Belphégor à la
télévision, le lendemain, à l’école,
certains dessinaient, d’autres
parlaient, d’autres encore jouaient à
Belphégor dans la cour de récréation. On
a vu la même chose avec Goldorak et avec
le 11 septembre. Certains enfants ont,
ainsi, besoin de passer par le jeu
corporel, qui est une imitation, mais
pas à l’identique : il s’agit d’une
imitation pour de faux, pour rire.
L’étude a montré que certains enfants
ont besoin de passer par cette imitation
pour ensuite pouvoir dessiner ou parler.
La conclusion de ces observations est
que, pour aider les enfants à gérer
leurs rapports à l’image, la meilleure
solution est de proposer des ateliers
dans lesquels jouer les séquences
d’images qu’ils ont vues, de proposer de
prendre des photos ou des films de ce jeu
; quant à ceux qui ont une relation
privilégiée au langage, ils ne cesseront
de parler et se débrouilleront toujours.
Il est important de suivre les étapes
dans cet ordre, afin de ne pas laisser
de côté ceux qui ont besoin de commencer
par le jeu corporel. Le clinicien que je
suis voit bien qu’à l’adolescence par
exemple beaucoup de jeunes ont besoin de
passer par le psychodrame ou le jeu de
rôles pour commencer à parler.
Dans les années 1990, des intellectuels
ont été tentés d’établir un parallèle
entre les images et le langage. C’est
une erreur grave : l’être humain ne
dispose pas de deux registres de
construction de ses repères, mais de
trois : les images, le langage et le jeu
corporel. On ne peut rien comprendre de
notre relation aux images si on
n’envisage pas le corps.
MFV- Souscrivez-vous à l’analyse qui
décrit la jeunesse actuelle comme plus
violente ? Quels conseils pratiques
donneriez-vous aux enseignants ?
ST- Ce que je peux dire en tant que
psychiatre d’enfants et d’adolescents,
c’est que les jeunes se sentent
massivement victimes de violence. Ils
l’ont toujours été, et sans doute plus
par le passé, où les punitions
corporelles étaient fréquentes.
Aujourd’hui, les lois défendent l’enfant
et celui-ci est habitué très tôt à
développer l’estime de soi et le respect
que les autres lui doivent. La
conséquence néfaste est que l’enfant
s’éprouve subjectivement beaucoup plus
victime de violence que par le passé,
alors même qu’il l’est moins. Ce
phénomène s’inscrit dans un mouvement
plus général de la société :
l’importance à se constituer victime,
alors que pendant longtemps c’était une
idée infamante.
Quant aux violences accomplies par
certains jeunes, elles sont plus
médiatisées et les jeunes apparaissent
malheureusement souvent, après les
paysans et leurs jacqueries, les
ouvriers et leurs grèves, ou après les
immigrés, comme le bouc émissaire d’
adultes qui ne savent que faire de leurs
peurs et auxquels la loi interdit de
développer un discours d’angoisse contre
les jaunes, les noirs ou les juifs. Le
seul groupe que l’on peut encore
stigmatiser sans tomber sous le coup de
la loi, ce sont les jeunes.
Sont-ils en réalité plus violents que
par le passé ? Ce sont les sociologues
qui peuvent répondre, je ne vois pas de
raison de le dire. On voit sur le divan
que les gens ne se rappellent pas la
violence de leur propre adolescence ; on
jouait au gendarme et au voleur avec de
vrais fusils à plomb !
Pour ce qui est des méthodes des
enseignants, il me semble très important
qu’ils posent d’emblée des limites,
qu’ils n’hésitent pas à prendre des
sanctions toutes les fois qu’elles sont
transgressées. On a malheureusement vécu
ces dernières années sur l’idée que
certaines règles, étant trop rigides,
pouvaient être transgressées sans que la
règle soit changée. Mieux vaut une loi
trop dure, mais appliquée (cela montre
qu’il faut changer la loi), plutôt
qu’une loi non appliquée, ou appliquée
seulement pour certains : c’est ça qui
est déstructurant pour un jeune. Il faut
qu’à l’intérieur d’un établissement
scolaire, il y ait une règle valable
pour tous, étudiants et enseignants. Et
cette règle doit être appliquée sans
états d’âme, par exemple aussi contre un
enfant handicapé. De plus, les règles
doivent absolument être explicites.
Elles ont souvent été implicites parce
que certaines notions autrefois
véhiculées par la famille ne le sont
plus.
Enfin, il faudrait que les enseignants
se mettent d’accord afin que les mêmes
consignes et les mêmes punitions soient
appliquées par chaque professeur.
Entretien : Marie Fontana Viala
Sur Serge Tisseron :
Compte-rendu de l’enquête sur « les
jeunes et les écrans » :
http://www.apte.asso.fr/ressource/sitewe
butiles/texte/jeunesetecrans.htm
« Violence des images, images violentes
» :
http://www.ina.fr/inatheque/activites/co
llege/pdf/2001/college_27_02_2001.pdf
Le dernier ouvrage de Serge Tisseron
s’intitule Comment Hitchcock m'a guéri
(Albin Michel, 2003). Parmi une
importante bibliographie, on peut citer
Les bienfaits des images (Odile Jacob,
2002), ou Enfants sous influence. Les
écrans rendent-ils les jeunes violents ?
(10/18, 2003).